Jean-René Brunnetière Synthèse du Colloque

 

MIR SADA LYON

Colloque des 28 et 29 mars 2009

 

Essai de synthèse des travaux du 28 mars

  

I – Voyage avec Cassandre :

 

Puisque l’une d’entre nous s’est désignée pour jouer le rôle de Cassandre, et que chacun d’entre nous a une Cassandre qui sommeille en lui, je vous invite d’abord à parcourir la Bosnie avec Cassandre. Accrocher-vous, le voyage va être dur !

 

Qu’on soit pessimiste ou optimiste ne fait rien à l’affaire, il suffisait hier d’être lucide pour entendre la montagne de difficultés qui submerge la Bosnie.

 

1)    Un pays sans État viable : les accords de Dayton, nous a dit Florence, ont eu l’immense mérite d’arrêter la guerre. Mais en aucun cas ils n’ont créé une situation viable : La Bosnie compte, pour 4,5 millions d’habitants :

        2 « entités »

        3 « nationalités »

        13 constitutions

        100 ministres

        plus de 700 parlementaires

        et un coût de plus de 900 M

 

Les institutions publiques qui devraient être là pour aider les citoyens, « prennent l’argent et ne construisent rien » (Erol). L’État est paralysé, il empêche les initiatives des gens. La corruption et le népotisme sont partout. Les réformes nécessaires (dont les privatisations), sont toujours repoussées à plus tard, car elles menaceraient les rentes de situation.

 

2)    Les nationalismes se durcissent :

La séparation territoriale des communautés résulte du nettoyage ethnique, La RS est le fruit du crime de guerre.

Les nationalistes sont au pouvoir de part et d’autre, on peut même penser qu’ils s’entendent parfois pour se renforcer les uns face aux autres. Les fractures se sont creusées. On a effacé des mémoires l’ancienne Bosnie, un pays ancien, mélangé et métissé, où presque aucune commune ne voyait une communauté y tenir la majorité absolue. Aujourd’hui, dans presque toutes les communes, une des communautés domine à plus de 85 %.

La séparation de la RS est de plus en plus crainte : la création du district de Brcko, avec la complicité de la communauté internationale est un précédent, l’indépendance autoproclamée du Kosovo, et reconnue par plus de 50 pays, est utilisée comme un précédent bien que les situations n’aient rien à voir (Florence, Laurent).

A l’arrivée, ce jugement sans appel de Florence : « La BiH n’est pas viable, de toute évidence ».

 

3)    Les blessures de la guerre ne se referment pas :

Toutes les familles ont été meurtries par la guerre. A BosFam, il n’y a aucune femme qui n’ait perdu des proches dans la guerre, et vu des atrocités (Beba). Le deuil ne pourra pas se faire tant que la vérité et la justice ne seront pas faites. Or aujourd’hui, des milliers de corps de victimes n’ont pas encore été retrouvés, et les criminels de guerre se promènent en liberté et narguent leurs victimes, avec la complicité de la communauté internationale. Rejha, Seida et Florence nous l’ont montré.

Alors que le gouvernement de Serbie a une responsabilité évidente dans la guerre, aucun document officiel n’a été établi pour le dire (paradoxalement, l’armée croate, elle, a fait l’objet d’une condamnation). Aucune condamnation officielle non plus contre l’attitude des Néerlandais et de l’ONU à Srebrenica. Le TPI a produit quelques jugements, mais il a protégé la Serbie, et il est très loin d’avoir produit l’effet que le tribunal de Nuremberg avait produit à la fin de la seconde guerre mondiale. Il va fermer dans deux ans… quid de la suite ? Du coup, on n’arrive pas à séparer les criminels de leur peuple et à engager la réconciliation.

 

4)    L’économie ne décolle pas

Plus de 50 % de chômeurs, selon les chiffres d’Erol, une économie parallèle de survie au jour le jour. Le passage du socialisme au capitalisme et la guerre, arrivant en même temps, ont détruit l’économie.

Il se crée peu d’entreprises, l’esprit d’entreprise est peu répandu, le socialisme, protecteur mais déresponsabilisant, ne l’avait pas favorisé. « Les gens sont comme des oisillons qui attendent la becquée » (Erol). La formation professionnelle est faible, les jeunes qui arrivent sur le marché ont eu leurs études perturbées par la guerre. L’enseignement a peu de rapports avec les employeurs.

La défiance est partout et empêche les gens d’entreprendre ensemble. Les gens voient le très court terme. La corruption, le trafic et le « piston » sont partout, c’est « la loi de la jungle » (Erol).

 

5)    L’Europe impuissante

L’Europe a une responsabilité dans la guerre, mais elle s’est révélée absente, sans initiative quand on l’attendait, alors que les US ont été à certains moments essentiels très présents.

Elle est pourtant naturellement appelée à fournir un modèle (la réconciliation franco-allemande) et des valeurs (l’unité dans la diversité) adaptés au problème bosnien (Florence). Un sondage récent montre que les jeunes Croates s'éloignent de l'Europe.

 

Voilà ce qu'a vu Cassandre.

 

Erol nous a dit qu'en Bosnie il y en avait 5/10 qui dormaient. Ça peut se comprendre. On peut comprendre Cassandre, après tout ce qu'elle a vu, d'avoir envie d'aller se coucher... Surtout un jour de changement d'heure.

 

 

II – Ceux qui osent

 

Erol a voulu nous faire croire qu’en Bosnie, sur 10 personnes, il y en deux qui foncent, trois qui suivent, et 5 qui dorment...

 

Ceux qui foncent, hier, nous n'en avons pas écouté deux, mais bien plus :

-          Dzile

-          Emsuda

-          Rejka

-          Seida

-          Erol

-          Beba

-          Mirela

pour ceux qui étaient à la tribune, et bien d'autres dans la salle.

 

Des personnalités diverses, assurément... On ne risque pas de confondre Mirela et Dzile dans la rue. Pourtant, j'ai été frappé par leurs points communs.

 

Leurs points communs c'est d'abord le projet. « Pas le projet pour le projet, mais le projet pour l'avenir » nous dit Beba. Le projet a toujours à la fois quelque chose de matériel et quelque chose de symbolique, de spirituel. C'est d’un côté les mains et les pieds, et de l'autre la tête et le coeur et ça va ensemble :

-          la route de Dzile, ce sont des travaux, mais c'est aussi la reconstruction de la confiance et de la coopération

-          la maison d’Emsuda, c'est d'abord la philosophie de la non-violence et de la paix, mais c'est aussi une vraie maison construite en dur.

-          Le tricot de Beba, c’est d’abord pour faire une source de revenu, mais il supporte les papotages, les discussions entre les tricoteuses qui vont avec, et cette sorte de thérapie. Le tapis qui est ici avec les noms des victimes, c'est un objet d'art, mais c'est aussi une expression du souvenir. Et quand Mirela achète du matériel pour réinstaller une famille, c'est aussi de la reconstruction sociale.

Les objets font symbole et autour d’eux se noue la relation. Les symboles s’incarnent et fédèrent les gens.

Dzile nous l’a dit d'entrée : « ce n'est pas une crise économique, c'est une crise d'amour ». On reconstruit de l'amour autour d'un objet commun, d'une nécessité, comme le dit Beba : « la vie est là, qui pose les questions ».

 

Et avec le projet, l'impossible devient réalité. Plusieurs l’ont dit : « au début, tout le monde pensait que c'était impossible ». On dit quelquefois : « ils l'ont fait par ce qu'on avait oublié de leur dire que c'était impossible ». Vous, personne n'avait oublié de vous dire que c'était impossible, mais vous ne les avez pas crus. A nous aujourd’hui de trouver ce qui est impossible, pour en faire la réalité de demain.

 

Ce qui me frappe, c'est votre obstination : vous êtes inarrêtables, inlassables, intransigeants, obstinés, inoxydables… C'est très impressionnant. Quand quelqu'un vous a en face de lui, il ne tarde pas à comprendre que vous ne lâcherez pas le morceau. Il a intérêt à vous donner tout de suite ce que vous lui demandez : s'il vous chasse par la porte, vous reviendrez par la fenêtre. Vous lui pourrirez la vie jusqu’à ce qu’il lâche. Je me souviens de ma première rencontre avec Emsuda, il y a 15 ans, à Zagreb : j’avais tout de suite compris.

 

Vous devez sûrement avoir des moments de découragement, de doutes, mais vous n'en avez pas parlé, le projet reprend toujours le dessus.

 

 

III – le « projet »

 

Vos projets sont dans des champs différents, vous avez des personnalités différentes…

Nous avons été cueillis à froid par un bulldozer nommé Dzike. Un bulldozer qui taillait une route. Moi qui suis ingénieur des ponts et chaussées, quand on me parle d'une route, il y a quelque chose qui vibre. Mais de toute ma carrière, c'est la première fois que je rencontre un bulldozer qui me dit : « je vous aime ». Des bulldozers dotés d'amour... On pourrait vous caractériser comme ça. Qu'est-ce qui vous fait marcher ? « j'ai connu Srebrenica » répond simplement Dzile.

 

L'énergie du projet, mais aussi le réalisme : vous faites avec le monde tel qu'il est. D'ailleurs l'amoncellement des obstacles vous rappelle constamment au réalisme. Aucun des constats de Cassandre ne vous a échappé. Comme le dit Beba : « ce pays n'est pas fini ». Vous vous débrouillez dans le monde tel qu'il est, Erol parle d'une jungle.

 

Vous êtes conscients des limites. Mirela est conscience des limites des réinstallations d’agriculteurs « par défaut ». Elle sait que ce n'est qu'une étape mais ce n'est pas parce qu'on ne peut pas tout résoudre que vous n'attaquez pas l'étape qui est devant vous... C'est sans doute ça « le projet pour l'avenir ». Vous me rappelez cette expression bosniaque : « la main froide et le coeur chaud ».

 

Comme arme, vous n'avez que la conviction, que votre parole pour convaincre. Convaincre les voisins à Pobudje, convaincre le maire à Kozarac, convaincre les témoins de témoigner à Banja Luka... Vous passez votre énergie à convaincre. Et ce qui est incroyable, c'est que ça marche : derrière les deux qui foncent, il y en a trois qui suivent, et ça commence à changer des choses.

 

Vous réalisez beaucoup de choses sans les institutions, parfois même contre les institutions, mais ce qui est remarquable, c'est que vos projets, d'une certaine manière contribuent à remettre en marche les institutions : le maire finit par entretenir la route, le juge serbe de Banja Luka condamne des Serbes de Bosnie... « Le plus important, c'est que le tribunal ait fonctionné malgré les pressions » nous dit Seida, et aussi : « nous essayons de rétablir la confiance dans les institutions ». Vous tous parlez de faire renaître la confiance. Et vous trouvez des partenaires de l’autre côté du mur qui s’ouvrent, comme le juge de Banja Luka. Vous percez des tous dans le mur…

 

C'est une question d'attitude, au fond. Ca se passe dans la tête. Si on s'attache à reconstruire la confiance, on se rend compte que tout n'est pas noir : Catherine Gardavaud nous a brossé le tableau d'une économie certes pauvre, mais avec des points incontestablement positifs. Elle nous a parlé d'une banque centrale exemplaire, qui s'y attendait ? La lucidité, c'est aussi voir le positif.

 

Erol nous a utilement cité Sénèque : « ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles ».

 

Deux qui foncent et trois qui suivent... Il en reste encore cinq à réveiller. À chacun des problèmes de la Bosnie vos réalisations apportent des réponses convaincantes. Vos actions font des petits : suivant votre exemple d'autres se lancent à faire les routes dont ils ont besoin, à entreprendre des projets eux aussi. Il y a beaucoup d'initiative des associations nous a dit Nicolas, mais les besoins sont tellement immenses... On voudrait vous cloner, mais c'est interdit ! La question de la démultiplication des initiatives est cruciale. On a parlé d'une visibilité insuffisante des associations… L'enjeu est maintenant de mobiliser tous ceux qui disent « quand tout le monde sera engagé, je serai le premier » selon l'expression d’Erol.

 

 

III – Faire fonctionner l’Etat

 

Tout cela est tellement convaincant que certains se prennent à rêver d'un fonctionnement citoyen qui ferait l'économie du politique, tant le politique est décevant, et pas seulement en Bosnie : aucun des femmes et des hommes politiques français invités à notre rassemblement n'est venu... Mais méfions-nous de l'illusion : quelle que soit la déception, on ne peut pas faire l'économie du politique, comme on ne peut pas faire l'économie du fonctionnement des institutions publiques.

 

Le militantisme politique a un sens : 500 000 signatures au bas d'une charte dans un pays de 4 millions d'habitants, ce n'est pas rien. La petite percée de Nasa stranka à Sarajevo, ce n'est pas rien. « Dosta », « Protest », « Revolt », dont nous a parlé Nicolas, ce n'est pas rien, et ces mouvements de révolte citoyenne me rappellent l'Algérie d'aujourd'hui, qui a aussi connu une période complètement noire, et qui en est sortie quand le peuple est descendu dans la rue pour dire : « Ça suffit ! ». Aujourd'hui, les Algériens en sont fiers, et c'est légitime.

 

La situation politique n'est pas forcément figée. Nicolas parle d'une « situation floue ». Les politiques sont le reflet de l'opinion et on peut agir sur l'opinion. Internet ouvre un champ nouveau à l'action politique, on nous l'a rappelé. L'opinion sait aussi être versatile. C'est notre responsabilité d'agir en France ou en Suisse comme en Bosnie.

IV - Le défi européen

 

Parler politique en Bosnie, c'est forcément parler Europe. L'Europe aujourd'hui, Florence nous l'a rappelé, fournit à la fois un modèle et des valeurs. C'est même le seul modèle et les seules valeurs disponibles qui soient pertinentes aujourd'hui pour la Bosnie. Le modèle, c'est celui de la réconciliation entre des peuples qui s’étaient haïs, entretués, dont le conflit s'était étendu à la planète entière et avait fait des dizaines de millions de morts. Aujourd'hui, ces peuples ont réussi leur réconciliation et bâti un espace de paix.

 

Les valeurs de l'Europe, tels que Florence les a énoncées, sont celles qui peuvent combattre la ségrégation et les antagonismes entre communautés :

-          la démocratie

-          la liberté

-          l'égalité

-          la solidarité

-          la diversité

-          la responsabilité

« Unis dans la diversité », la devise européenne est l'horizon désirable pour une Bosnie réconciliée.

 

La démocratie : formellement, la Bosnie est une démocratie. Il y a des élections régulières, mais la démocratie ne peut être achevée lorsqu'il y a ségrégation.

 

La liberté : pour la Bosnie s'est d'abord la liberté de circuler, qui est loin d'être acquise. Julie l’a souligné, il y a urgence à ouvrir les portes, à permettre la traversée des frontières, à mettre de l’air. La diaspora est une valeur précieuse pour la Bosnie. Il est urgent de développer les échanges de tous genres avec les voisins et le reste du monde.

 

L'égalité et la solidarité sont évidemment incompatibles avec la discrimination. Quant à la diversité, certains ont fait observer à juste titre qu'il était dangereux de la nier : ça ne peut pousser ceux qui voient leur identité non reconnue qu'à la radicalisation. Il faut valoriser les identités pour qu'elles s’acceptent mutuellement.

 

En fait on parle de trois Europe :

-          L’Europe géographique et humaine : la Bosnie y est ancrée qu'on le veuille ou non. Les liens que nous construisons au cours de nos échanges ont pour objet de la faire vivre.

-          L'union européenne, en mal d'existence politique, avec ses absences, ses lâchetés, sa part de complicité dans le crime de Srebrenica.

-          Et enfin le rêve européen, le « surmoi » européen, c'est la capacité de l'Europe à nous pousser à la vertu même quand elle n'est pas vertueuse.

 

Doit-on souhaiter une intégration immédiate de la Bosnie et de l'ensemble des Balkans dans l'Europe ? cela ne serait-il pas le plus rapide pour résoudre les problèmes ? Il y a de toutes façons une condition préalable absolue : l'arrestation et le jugement des principaux criminels de guerre. Une autre stratégie est peut-être possible : que l'Europe pose aux candidats à l'intégration des exigences fondées sur ses valeurs, qui fasse pression sur les dirigeants.

 

Il y a bientôt des élections au Parlement européen. Ces questions-là doivent être posées.

 

Enfin la sixième des valeurs européennes, c'est la responsabilité. Cette salle est peuplée de gens qui ont su en prendre, des responsabilités, vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine. Sinon ils ne seraient pas là un dimanche matin. Mais nous avons à en prendre d'autres et à oser de nouveau pour que les difficultés deviennent moins grandes. J'espère que l'ombre de Sénèque a inspiré vos travaux dans les ateliers, dont nous allons maintenant présenter les conclusions.

 

Mais avant de passer à cette phase suivante, je souhaite dire merci à nos amis bosniens et Bosniennes et à nos amis francophones de nous avoir communiqué leur énergie et leur détermination. Nous en sortons regonflés pour nos propres activités.

 

                                                                                              Jean René Brunetière